30 avril 2025





1948 - 1965



Souvenirs d'instituteurs d'après-guerre



Jeanne et Maurice Neycensas










En Octobre 1948, nous nous retrouvions donc dans un nouveau poste, cette fois dans un bourg plus important, sur les bords de l'Isle et traversé par la RN 89, Montanceix.


Montanceix


Il y avait trois classes où j'avais la responsabilité des cours moyen et supérieur. Nous étions mieux logés qu’à Segonzac, mais, comme par hasard, il n'y avait pas d'eau du tout. Nous aurions pu nous ravitailler à une source fort éloignée mais, pour la commodité, nous avons mis nos voisins à contribution et utilisé leur pompe.


Classe de Madame Neycensas



Classe de Monsieur Neycensas


Dans ces conditions, Jeannette n'avait pas d'autre solution que de prendre la brouette et son battoir pour aller laver le linge à la rivière. Vous voyez, la vie rustique continuait, mais nous étions heureux de renouer avec l'animation d'une petite ville. Fini le grand silence des soirées campagnardes. Le contraste était même un peu trop grand, car la circulation de la route nationale n'avait rien de commun avec celle, inexistante, de notre hameau isolé.

Là, l'adaptation fut rapide car, à l'avance, j'étais considéré comme un enfant du pays. Des amitiés se nouèrent, fortes et durables, notamment avec les voisins d'en face, les Feydy, qui avaient leurs deux enfants à l'école. Le père travaillait à l'usine à chaux où les salaires étaient plus que modestes. Pour arrondir les fins de mois, il cultivait un grand jardin qui fournissait tous les légumes et un lopin de vignes qui donnait un vin clairet et nerveux, à cause du noah, vous savez, ce cépage interdit depuis. Pour se donner du coeur à l'ouvrage, il sifflait les romances d'alors, notamment « Mimosette, jolie brunette » et tous les environs s'en trouvaient égayés.


Maison Feydy vue de l'école de Montanceix

Maison Feydy


J'avais son fils dans ma classe. Content de lui, j'insistais auprès des parents pour qu'il fréquente le cours complémentaire de Saint-Astier, tout proche. La mère, brave femme s'il en était, m'avoua que le curé, en sous-main, lui avait proposé de l'envoyer au séminaire. Les gens d'église avaient encore une certaine influence sur les familles, mais dans l'esprit de la population, qui disait séminaire disait prêtre, et ni l'élève ni ses parents ne pouvaient se résoudre à une telle éventualité. Donc ce fut le cours complémentaire et, à défaut d'entrer dans les ordres, mon protégé devint instituteur public. 

Pour ne pas être en reste, sa sœur suivit exactement les traces de son aîné. Je n'ai pas besoin de vous dire la joie de la famille. Le père n'en sifflait que de plus belle, ajustant des trilles qui me rappelaient l'heureuse et vive alouette.

A mon grand regret, je n'ai pu convaincre les parents de ma meilleure élève. Cultivateurs, avec cinq enfants, malgré les prières de leur fille, malgré mon insistance qu'ils comprenaient au point que la mère en pleurait, ils n'ont jamais cédé. Echec pour moi, sans doute, mais surtout déception à vie pour l'élève dont j'aurais voulu être la providence.

Comme toujours, les journées étaient bien remplies et se prolongeaient tard le soir. Conduire des classes à deux ou trois niveaux n'était pas une sinécure et il ne suffisait pas « d'en promettre », il fallait « en donner » avec cœur, avec constance. Souvent, à plus de vingt-trois heures, la cuisine qui était aussi mon bureau restait éclairée, la table couverte de cahiers. Jeannette, même fatiguée par le travail de classe, doublé de celui de ménagère, s'efforçait de me tenir compagnie.

Les fins d'année scolaire étaient harassantes et un peu folles. En plus de la classe, nous organisions une fête à laquelle participait tous les élèves. 


1950 - Fête des écoles Montanceix


1953 - Fête des écoles Montanceix



1963 - Mardi-Gras - Leturcq F.


C'était un vrai tourbillon d'activités multiples où nous versions toutes nos forces. Je me rappelle la préparation du fameux "quadrille des lanciers" : répétitions avec les enfants, répétitions avec les grandes filles et leurs cavaliers. Le soir, nous étions fourbus et la nuit, en rêve, nous répétions encore. Pour ma part, je revoyais toutes les figures du quadrille et son rythme obsédant m'entraînait dans une danse aussi légère qu'irréelle. Comme ces fêtes avaient lieu en plein air, nous étions épaulés par une équipe de spécialistes amis : menuisiers pour monter la grande scène, électricien pour la lumière et la sonorisation, aides pour placer les chaises et décorer l'ensemble. 

Ainsi se créait autour de l'école, tout un réseau de compréhension, d'amitié et de concours bénévoles. Tous les ans, fidèle, la foule des grands jours était là, manifestant sa joie par des applaudissements qui nous allaient droit au cœur.

Comme je n'avais pas encore assez d'occupations, des camarades, des amis ont insisté pour que je devienne secrétaire et accompagnateur de la section football. Même les dimanches ne m'appartenaient plus.

Nous sommes restés dix-sept ans dans le même bourg, sur les bords de l'Isle. Nous avons eu la joie de voir construire une école neuve sur le terrain jouxtant l'ancienne cour de récréation. Les travaux allaient bon train ; lorsque les maçons eurent terminé les murs et les couvreurs la toiture, un ouvrier, comme c'était la coutume, planta le bouquet au faîte du pignon. 




Un dimanche d'Avril, les planchers n'étant pas encore posés, Michel notre premier fils s'amusait à sauter de solive en solive lorsqu'il aperçut sur le sol des silhouettes insolites qui sortaient du sol. « Papa, papa, viens voir ! ». De l'index il désigna l'objet de sa surprise. Stupéfait, je comptais cinq morilles, mais des morilles extraordinaires. Blondes et pointues, pointant vers la lumière, elles avaient des dimensions qui tenaient du gigantisme. La première née, en forme de peuplier pyramidal, avoisinait les vingt-cinq centimètres de haut. N'en croyant pas mes yeux, je m'infiltrai entre les poutres et cueillis ces véritables phénomènes qui provoquèrent l'étonnement et l'admiration de tous. Sans doute étaient ce là choses anodines, mais avouez que ramasser des morilles géantes dans une école, était un fait peu banal qui valait la peine d'être signalé.

Les menuisiers s'attaquèrent à la pose du plancher. Ils ajustaient les lames de châtaignier, prises dans un lot de première qualité et, à mesure que leur travail avançait, on avait plaisir à regarder s'étaler le beau bois doré. Pour que l'effet soit encore plus séduisant, nous avons eu l'idée de l'encaustiquer nous-mêmes. Je me servais de notre cireuse qui comportait un réservoir à cire liquide.

Après un peu de repos, nous avons fini d'encaustiquer les parquets à la main. La cireuse, nettoyée, à quand même servi à les faire briller. La lumière entrait à flots par de grandes baies, les sols luisaient au soleil, tout était clair et accueillant. Les élèves quittaient leurs chaussures dans le couloir carrelé et prenaient leurs chaussons dans des petits sacs suspendus au mur. Ainsi, tout respirait la propreté et les enfants, paysans ou citadins, se sentaient à l'aise dans un tel cadre qu'ils respectaient volontiers.


Notre petite quatre chevaux, avec sa gueule de brave tortue, nous rendait de multiples services. Elle nous servait au ravitaillement de la cantine qu'il fallait aussi surveiller et, surtout, favorisait nos instants d'évasion. On se permettait enfin quelques vacances à la mer. C'étaient de véritables expéditions et si vous aviez vu notre petit véhicule surmonté du grand landau brinquebalant, vous auriez souri. C'était du plus bel effet.



En 1965, au moment d'affronter la capitale de la Dordogne où nous fûmes nommés tous les deux, nous avons tout naturellement jeté un regard nostalgique sur nos vingt-cinq ans passés soit dans des villages où nous avons fini d'apprendre l'humilité et la modestie, soit dans de charmantes petites cités que nous aidions à revivre en s'intéressant aux jeunes. 

Cela nous donnait l'impression d'effeuiller, non pas la marguerite, mais notre propre jeunesse dévorée d'amour et d'enthousiasme, au milieu d'un monde parfois cruel.


Maurice Neycensas - 1992